«Dans mes pensées, je suis libre»

Liliane Wyss

Elle ne peut ni parler ni marcher. Un AVC a déclenché chez elle le locked-in syndrome, une pathologie rare. Depuis, Liliane Wyss, pleinement consciente, est prisonnière d’un corps paralysé. Pourtant, elle a appris à vivre dans et avec ces étroites limites.

Ça s’est passé un samedi, fin mars 2001. La jeune femme de 22 ans a alors soudain senti comme un poignard dans la tête. Elle était seule dans la maison de ses parents, à Schwarzenburg, dans le canton de Berne. Les douleurs se sont intensifiées et son environnement est devenu totalement flou. Liliane Wyss s’est effondrée au sol et a utilisé ses dernières forces pour ramper jusqu’au téléphone. Mais devant ses yeux, tout vacillait tellement qu’elle ne pouvait pas atteindre une touche. Quand, environ une heure plus tard, sa sœur Sabine est rentrée à la maison, elle a trouvé Liliane trempée de sueur, assise contre un mur. Sabine, qui faisait alors ses études de médecine, a prévenu une ambulance.

Ce samedi de l’année 2001 a divisé la vie de Liliane Wyss en un avant et un après.

Avant, elle faisait des études de biochimie et aimait la musique. Elle jouait de l’alto dans l’orchestre symphonique de Fribourg et dans un ensemble de musique baroque. Elle faisait aussi partie du club de kayak et avait navigué sur la Simme, la Sarine, la Kander ou la Reuss. Elle avait également visité de nombreux pays. Elle avait passé son brevet de plongée sur la grande barrière de corail en Australie.

L’après a commencé dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital de l’île à Berne. Liliane Wyss est sortie du coma trois jours après son malaise. Couchée sur le dos, avec une canule dans le cou lui permettant de respirer artificiellement. Elle est alors surprise que toute la famille soit à son chevet. Ses parents, sa sœur Sabine et sa sœur jumelle Brigitta. Ils lui ont demandé: «Liliane, est-ce que tu nous comprends?» Bien sûr, elle les comprenait et voulait leur répondre, mais rien ne sortait. Dans son livre intitulé «Rosenmeer», qu’elle a écrit plus tard, on peut lire : «Muette comme une carpe, je cligne de l’œil en regardant autour de moi, impuissante. Rapidement, je me rends compte que je ne peux rien bouger d’autre. Ni les mains, ni les pieds, ni les lèvres et encore moins la langue.» Elle écrit aussi : «Cela déclenche en moi un sentiment de frustration. Je suis totalement impuissante, perdue et en colère.»

Communiquer en clignant de l’œil

Liliane Wyss ne pouvait plus bouger que sa paupière droite. Sa sœur jumelle s’en est rendu compte et lui a proposé de communiquer ainsi : deux clignements pour oui, fermer l’œil pour non. Mais Liliane ne pouvait toujours pas poser de question. Certes, on lui avait bien dit qu’elle avait été victime d’un AVC, probablement déclenché par une phlébite. Mais personne ne lui a expliqué pourquoi elle était totalement paralysée. «Tout le monde semblait savoir ce qui m’arrivait. Sauf moi», écrira-t-elle plus tard. Les médecins chuchotaient. Liliane Wyss saisissait régulièrement l’expression «locked-in», mais n’avait aucune idée de ce qu’elle pouvait signifier. Muette et immobile, la jeune femme était allongée sur son lit, enfermée dans son propre corps.

Aujourd’hui, Liliane Wyss a 39 ans. Elle souffre encore en partie du locked-in syndrome, elle ne peut toujours pas marcher ni parler. Elle peut seulement à nouveau bouger légèrement la tête, le bras et la jambe gauches. Cet entretien se déroule au foyer Fluematt, dans le canton de Lucerne, un établissement pour personnes lourdement handicapées. C’est là que vit Liliane Wyss. Elle arrive en fauteuil roulant électrique, tape quelque chose sur un écran, jusqu’à ce qu’un haut-parleur prononce un «bonjour». Puis elle tend la main gauche pour me saluer. Son œil gauche est masqué, car elle ne peut pas le contrôler. Sans cela, elle verrait double. Son larynx est lui aussi paralysé, elle respire donc grâce à une valve dans le cou. Lorsqu’elle inspire, on entend un bruit d’aspiration. Liliane Wyss peut répondre aux questions fermées en utilisant le pouce gauche pour répondre oui et secouer la tête pour répondre non. Mais lorsque je lui demande si elle vivait encore chez ses parents au moment de l’AVC, il y a d’abord un blanc. Seuls les oiseaux exotiques, six diamants de Gould, viennent perturber le silence. Il faut plus de vingt secondes à Liliane Wyss pour qu’une voix monotone réponde : «Fribourg en colocation» Son père, Fritz Wyss, 72 ans, est présent lors de l’entretien. L’enseignant en retraite rend visite à sa fille presque chaque semaine.

C’est aussi son père qui a eu l’idée, en 2001, en unité de soins intensifs, du tableau de communication : une grande feuille regroupant toutes les lettres par ordre alphabétique. Son interlocuteur devait montrer les lettres du doigt et Liliane Wyss signalait en clignant l’œil droit que le doigt était arrivé sur la bonne lettre. Mais ce type de communication demandait de la patience et beaucoup de visiteurs étaient dépassés par la situation. La jeune femme, découragée, refusait de plus en plus de communiquer à l’aide du tableau. Une fois, elle a épelé «SOMNIFÈRE ». Dans son livre, elle explique la situation de l'époque : «Je voulais m’endormir pour toujours, j’étais totalement épuisée.»

Au bout de quatre jours, Liliane Wyss est parvenue à bouger légèrement son gros orteil gauche. Une infirmière eut alors l’idée d’y attacher une clochette. À partir de ce moment-là, Liliane Wyss a pu à nouveau se faire remarquer. Avec le temps, elle a aussi pu bouger certains muscles du visage, puis, plus tard, certains doigts de la main gauche, et le pied gauche. Au bout de quatre semaines en soins intensifs, elle a été admise au Centre suisse des paraplégiques de Nottwil, où elle est restée plus d’un an. Pendant cette période, Liliane Wyss, qui souffre d’une maladie des intestins depuis son enfance, a dû subir une coloscopie, un examen de routine pour elle. Pourtant, alors qu’elle est totalement paralysée et muette, l’intervention a viré à l’horreur. L’assistant voulait lui administrer un antidouleur et un sédatif par perfusion. Mais le médecin a objecté : «C’est inutile, elle est paralysée, elle ne sent rien.» Mais il se trompait. À peine avait-il introduit la sonde de coloscopie que les douleurs commençaient. «Je pleure et je crie en silence» : ainsi décrit-elle cette torture dans son livre. Par la suite, le gros intestin lui a été retiré et elle vit aujourd’hui avec un anus artificiel.

Beaucoup de choses lui sont interdites

Comment se nourrit-elle? Dix secondes de pause. «Sonde gastrique.» Son père ajoute : «Des aliments enrichis.» Les journées de sa fille sont rythmées par les soins, poursuit Fritz Wyss. La toilette, changer la sonde urinaire et la poche de stomie, aspirer la salive de la bouche, etc. Chaque jour, les soins se terminent peu avant midi. Lorsque Liliane Wyss est enrhumée, elle ne peut pas tousser. Les mucosités doivent être aspirées de ses poumons, de jour comme de nuit. «Je suis terriblement fier de ma fille», dit-il alors. La sœur jumelle de Liliane a une famille. «Elle s’occupe de sa maison, elle travaille. Liliane est seule. Et elle doit supporter la situation. Ce n’est pas moins dur, ça l’est même beaucoup plus.» Lorsqu’on lui demande comment elle a appris à accepter son état, la synthèse vocale répond après une courte pause : «Pas d’autre choix.» C’est justement cette communication limitée, qui ne laisse aucune place aux explications, aux nuances, qui fait le plus souffrir Liliane Wyss. Certes, elle peut taper les lettres sur un écran tactile, appuyer sur la touche «parler» pour que le texte soit prononcé par une voix de femme métallique. Mais le texte en sort «articulé de manière monotone, indistincte et froide», écrit-elle dans son livre. «Pour parler, bavarder, chuchoter, crier, se disputer, pleurer, rire et aussi pour pleurer – pour tout ça, il me faudrait une voix.»

Beaucoup de choses lui resteront interdites. Souhaiterait-elle avoir une relation avec un homme? «Abandonné l’espoir.» Elle a appris à accepter les limites qui lui sont imposées. C’est la raison pour laquelle Liliane Wyss n’est pas une femme qui s’apitoie sur son sort. Avec les moyens dont elle dispose, elle parvient à maintenir l’échange avec ses semblables, par exemple en écrivant. Elle a raconté son histoire dans son livre «Rosenmeer». Elle a aussi écrit un livre pour enfant intitulé «Der brennende Schwan und andere Tiergeschichten». Elle communique avec ses amis et sa famille par e-mail et SMS, fait ses courses sur Internet et gère ses comptes en ligne de manière autonome. Afin de sensibiliser les autres à sa situation et pour avoir une «occupation qui ait du sens», elle donne aussi régulièrement des conférences. Comment fait-elle? Elle tape, les oiseaux gazouillent. Puis l’on entend le début de sa conférence : «Bonjour à tous. Je vais me présenter rapidement pour que vous vous habituiez à cette voix étrange. Je m’appelle Liliane Wyss, j’ai 39 ans.» L’ordinateur ne prononce pas son nom de famille «Wiis», mais «Wuess».

Vaille que vaille, elle essaie de prendre part à la vie. Aussi souvent qu’elle le peut, elle assiste à des spectacles de cirque et autres événements culturels. Sans aide, tout cela serait impossible. C’est la raison pour laquelle elle avait publié, il y a des années, une petite annonce qui disait : «Recherche accompagnateur pour sorties. En fauteuil roulant, je parle avec un ordinateur.» Les trois accompagnatrices qui s’étaient alors présentées sont devenues des amies. Elles ne veulent pas d’argent en échange de leurs services. Liliane Wyss leur paie uniquement leur billet de train et leur entrée. «Tu vas encore quelque part la semaine prochaine, non?», demande son père. Liliane Wyss appuie sur son écran : «Divertimento.»

Texte : Matthias von Wartburg 
Photos : Herbert Zimmermann
Article paru dans : Schweizer Familie, numéro 20/2018 
Merci de nous avoir gentiment autorisé à publier sur notre site web cet article sur Liliane Wyss, cliente de longue date d’Active Communication.

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